DOSSIER : L'Entreprise nouvelle génération
À première vue, Auguste Comte, les Gilets jaunes et Michelin n’ont pas grand-chose en commun. Fondateur du courant positiviste, le premier figure parmi les philosophes majeurs les plus influents que le XIXe siècle ait comptés, inspirant autant Durkheim que Proudhon et Maurras. Les seconds incarnent un long mouvement social du début du XXIe siècle qui cristallisa initialement la contestation contre la hausse des prix du carburant en France puis, le conflit s’enlisant, la colère contre les réformes structurelles du président Emmanuel Macron. Implanté à Clermont-Ferrand depuis toujours, le troisième, qui commercialise des pneumatiques pour tous types de véhicules et, au-delà, des solutions de mobilité comme fondement du progrès humain, représente encore aujourd’hui l’un des fleurons de l’industrie hexagonale.
Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, et outre la nationalité qu’ils ont en partage, ils s’accordent sur un point : un goût prononcé pour des formes de gouvernance inclusives, davantage distribuées et plus souples. Elles ne sont l’objet ni d’une simple mode ni d’un débat pointu d’experts : les nouvelles façons de s’organiser constituent au contraire une lame de fond émergente et bien réelle à laquelle les entreprises de la génération qui vient ne pourront échapper.
Alors que les organisations ont gagné en taille, gonflé jusqu’à devenir pour certaines des colosses forts de plusieurs dizaines de milliers d’employés, étendues sur tous les continents et assumant des activités innombrables, il est devenu évident que le modèle classique orthodoxe de gouvernance est dépassé. Une organisation pyramidale, à la structure verticale et centralisée, perpétuant la traditionnelle séparation des fonctions support et d’exécution, ne lui permet pas d’être suffisamment réactive, adaptative et proche du terrain. Ces qualités sont primordiales pour qui escompte gérer efficacement l’incertitude du monde et la complexité de son environnement. Mais si elles font la force des entreprises de nouvelle génération, elles manquent cruellement aux entreprises traditionnelles.
Pierre-Alain Raphan a sa petite idée sur ce qui les empêche de réunir de telles qualités. Selon le député de l’Essonne, spécialiste des transformations managériales, ces dernières seraient en réalité affectées par un virus, fort répandu et dévastateur, identifié par Henri Savall, professeur émérite de Sciences de gestion à l’université de Lyon et qui répond au nom effrayant de TFW.
La lettre T fait référence à Frederick Taylor (1856-1915), le plus célèbre promoteur de l’organisation scientifique du travail. Ses travaux et ses doctrines ont prôné l’hyperspécialisation des travailleurs. « Une idée profondément ancrée dans nos sociétés » aux yeux de Pierre-Alain Raphan, « si bien qu’on trouve naturel de faire le choix du scientifique ou du littéraire, dès l’adolescence. Cela peut tout à fait être discuté, l’histoire regorgeant d’exemples puisant dans les différentes disciplines ; personnalités que l’on se plaît à citer mais que l’on se refuse à suivre. »
Quant à la lettre F, elle évoque, Henri Fayol (1841-1925), un personnage un peu moins connu mais dont la pensée est tout aussi sclérosante pour les entreprises évoluant dans notre monde de plus en plus complexe. Ingénieur des Mines, il est l’auteur de L'administration industrielle et générale, paru en 1916. Considéré comme l'un des pionniers de la gestion d'entreprise et l'un des précurseurs du management, Fayol voyait comme une absolue nécessité la dichotomie entre ceux qui pensent l’organisation et ceux qui l’exécutent. Lapidaire, Pierre-Alain Raphan le résume ainsi : « Si tu penses, ne fais pas. Si tu exécutes, ta pensée n’a aucune valeur. »
Enfin, W désigne Max Weber (1864-1920). De ses travaux sur la rationalisation du monde, son éloignement des religions et autres croyances multiséculaires, ce grand économiste et sociologue allemand a tiré un pragmatisme qui induit une forte dépersonnalisation des tâches : ce sont les nécessités de la tâche qui induisent les décisions, et non les personnalités. « Le général de Gaulle aurait ainsi, selon ce raisonnement, la même approche d’une action que la Reine Élisabeth II », déplore ironiquement le député Raphan.
Or, en un siècle, pour de multiples raisons, tout a changé dans notre monde, si ce n’est ces mêmes fondations héritées d’un autre âge et qui dictent la norme managériale actuelle. Le TFW s’est ainsi propagé dans quasiment toutes les organisations, sans être identifié comme pénalisant. Il représente l’habitude commune et répandue, l’étalon du management, sans que l’on ne questionne son efficacité réelle, et encore moins son humanité.
On l’aura compris, l’heure est donc à l’éradication de ce virus qui empêche de saisir la complexité de son environnement. Mais comment rendre concrètes dans nos entreprises, si diverses qu’elles soient, voire au-delà, dans notre société aussi fragmentée soit-elle, les promesses que laisse entrevoir une adaptation continue à leur écosystème ainsi qu’au monde foisonnant et imprévisible qui les entoure ? Comment faire en sorte que les salariés et toutes les parties prenantes d’une organisation s’engagent davantage et que leurs valeurs se retrouvent en adéquation avec le projet porté par le groupe ? Alors que quasiment neuf employés sur dix dans le monde ne s’impliquent plus dans leur travail d’après l’Institut Gallup, la question apparaît plus brûlante que jamais.
Les réflexions sur le sujet ne sont pour autant guère neuves. Elles remontent pour certaines au XIXe siècle, où nous retrouvons le penseur et touche-à-tout Auguste Comte. Ce fut en 1852 que ce polytechnicien d’exception, fondateur de la sociologie, inaugura l’emploi du terme « sociocratie » dans son ouvrage de philosophie politique Catéchisme positiviste. À l’exception de quelques pionniers, il a ensuite fallu attendre que le taylorisme et l’organisation traditionnelle hiérarchique du management en entreprise atteignent leurs limites pour que le besoin d’imaginer et d’appliquer des nouvelles formes d’organisation se fasse ressentir puis s’impose à tous. L’écho de sa pensée visionnaire n’a jamais été, comme nous allons le découvrir dans les pages qui suivent, aussi retentissant.
Ainsi, en alternative au management traditionnel et à ses méthodes historiques, de nombreuses formes innovantes de gouvernance se sont développées et continuent d’émerger. Ces nouveaux modèles s’appuient sur différents courants de pensée et initiatives. Ils proposent des techniques, des approches ou des outils au service d’un management amélioré, ou parfois entièrement repensé. Toujours au service de l’entreprise, et de sa création de valeur, ils élargissent pourtant les manières d’évaluer et de conduire cette efficacité. Gestion de projets, entreprises industrielles, de services, associations et fondations… Les nouveaux modes de gouvernance trouvent des applications dans tous les secteurs et tous les types de structures. Ils nous guident sur les traces de l’entreprise qui arrive.
Luc BRETONES (ECM 96)
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