Eric Baudry (ECL 1983) raconte 40 ans d’évolution du numérique
De la carte perforée au big data en passant par le cloud et les GAFA
Depuis près de trois décennies, le numérique révolutionne notre quotidien, celui des entreprises, des industries et même celui de l’administration d’État, obligée d’adapter ses outils et process aux enjeux de ce nouveau paradigme. Un formidable accélérateur d’innovation qu’Eric Baudry (ECL 1983), aujourd’hui Chargé de Mission à la Direction du Numérique des Ministères Sociaux (DNUM), a vécu de l’intérieur, et dont il retrace les grandes étapes et évolutions.
Peu de métiers ont évolué aussi vite et avec autant d’intensité que l’informatique, devenue le numérique dans les temps actuels.
Je me souviens encore des cartes perforées à l’École Centrale de Lyon, qui ont généré quelques crises de nerfs aux pauvres étudiants qui avaient le malheur de laisser tomber leur paquet de cartes. De quoi être dégoûté à vie du sujet ! Je n’en garde pas un excellent souvenir, et ne pensais pas en faire mon métier à la sortie. Une année passée en tant que scientifique du contingent au CEA m’a fait changer d’avis, des programmes Fortran simulant des expériences en microgravité réalisées en parallèle ayant relancé la flamme.
Début de carrière fin 1984 chez Bull en maintenance logicielle, l’occasion de découvrir en profondeur les arcanes complexes d’un système d’exploitation de mainframe (GCOS7). Après 2 ans ½, départ en SSII (devenue ESN) et l’occasion de développer une réelle expertise, d’opérer des missions de consultant ainsi que de participer à l’architecture de projets majeurs : refonte de la facturation téléphonique, refonte des conventions collectives. Pour l’anecdote, redressement d’une salle machine vandalisée à dessein, quelques semaines de labeur qui ont permis de sauver la majorité des projets de la boite. Les conventions collectives étant un projet du ministère du travail alors hébergé dans le DataCenter du ministère de la santé, c’est l’occasion de découvrir l’administration. La rigueur apportée dans le projet avec des scripts très automatisés pouvant durer plus d’une journée sans erreur m’a permis d’obtenir un poste d’ingénieur système au ministère de la santé en 1993, le début d’une très longue aventure avec plus de rebondissements que dans la série Game of Thrones !
Les premières années sont aisées, les mainframes sont un petit monde de spécialistes où les impétrants sont les rois du pétrole. La situation change déjà en 1995 avec l’arrivée d’une informatique décentralisée, une fausse bonne idée alors très à la mode censée redynamiser l’ensemble des acteurs du territoire, mais introduisant dans les faits une grande complexité dans la gestion. C’est l’occasion de découvrir en profondeur Unix, grâce à une formation intense chez un constructeur alors à la pointe, sur lequel j’introduis la même rigueur que celle vue précédemment afin de généraliser des scripts identiques sur tout le pays. Le support devient chronophage avec des correspondants dans chaque département, des évolutions régulières qu’il faut diffuser et vérifier, etc. Quelques applications nouvelles voient le jour, notamment celle gérant la qualité sanitaire des eaux, toujours d’actualité, pour laquelle un script de remontée des informations départementales vers une base nationale consolidée servant d’infocentre est constitué. C’est aussi l’époque de l’ouverture d’un réseau national, de la bureautique, de la messagerie, instrument considéré comme anarchiste par certains directeurs qui en envisageaient l’interdiction !
Le contexte est dense mais encore confortable quand arrive le premier tsunami, technologique, en 1997 : des mots étranges, http, ftp, smtp, dns, m’interpellent et me font comprendre qu’un nouveau monde apparaît dans lequel mes compétences sont proches de 0. Il est temps de tout réapprendre en vitesse, le train fou qui a démarré ayant peu de correspondances. Le premier site internet est monté à la fin de l’année, introduisant une dimension de communication inédite pour l’État envers ses citoyens. Le monde du web s’impose naturellement au niveau mondial, où les distances sont réduites à néant. Les applications deviennent pléthoriques, nouvelles ou refondues. Les produits sous-jacents fleurissent de partout, complexifiant l’infrastructure et nécessitant de s’outiller pour tenir le choc technologique. Les actions routinières sont confiées à un infogéreur, les projets restant en maîtrise interne, répartition intelligente des tâches. Le passage à l’an 2000 est une gageure exténuante et réussie « just in time », tout ça pour ça m’en paraissant une pertinente conclusion.
Les années 2000 apportent toujours plus de complexité qui reste sous contrôle. La sécurité devient un sujet prégnant, un virus ayant pénétré les serveurs Windows en août 2003 a donné beaucoup de travail aux équipes réduites œuvrant sous une chaleur de plomb : la prise de conscience qu’Internet a une face sombre est désormais actée ! En 2006, le ministère se dote d’un nouvel instrument de travail qui ouvre la boîte de Pandore : le téléphone portable, permettant de travailler en tout temps et tout lieu, avec comme contrainte que l’infrastructure doit fonctionner 24/7 et que plus aucune panne ne sera désormais tolérée. La mise en place des accès distants l’année suivante achève ce constat : l’informatique passe d’utile à critique, voire indispensable, c’est le second tsunami, d’usage celui-ci. Cette anticipation va être bien utile en 2009 avec la première crise sanitaire due au H1N1, le ministère pouvant s’organiser pour travailler à distance, le cas échéant. Cas qui n’aura finalement pas lieu, mais ce ne sera que partie remise. En parallèle et de façon discrète se développe une nouvelle approche de la gestion des datacenters : les GAFA sont nés et grignotent le marché, prenant de court les grands constructeurs installés dans leur confort. La salle machine du ministère, alors à la pointe et répondant aux enjeux, entièrement refaite à neuf en 2010, va aussi en subir le contre-coup.
Les années 2010 sont celles de la réorganisation de l’État par vagues successives, obligeant l’informatique à s’adapter et à opérer les transferts de données vers ou depuis les structures ad hoc. L’administration centrale est également remaniée en 2013, occasionnant la fusion de deux structures (santé et travail) en une seule pour notre activité. L’externalisation des ressources devient la règle, les moyens et la sécurité apportés par les grands groupes dépassant définitivement les nôtres. Les clouds poussent comme des champignons et offrent moult solutions d’hébergement. Fusionner les habitudes, les produits, les process, …, de deux structures n’est pas une sinécure et s’ajoute aux projets toujours plus nombreux à réaliser : l’externalisation est un levier de simplification dans ce cadre. Les sites web, les applications, la messagerie, les espaces collaboratifs, sortent au fur et à mesure, déplaçant le champ d’investigation du ministère de la maîtrise technologique au pilotage de fournisseurs et à la maîtrise budgétaire, le métier émergent de finops faisant sens.
2020 voit naître la Direction du Numérique, dont le mot d’ordre est de remettre l’utilisateur au centre du jeu. Les équipes de développement se forment désormais en mode « pizza team », pendant que les infrastructures doivent suivre un éco système de plus en plus complexe. La violence de la crise sanitaire qui a frappé en mars 2020 et forcé tous les utilisateurs à se confiner a obligé à adapter en capacité et résilience dans un temps très court les solutions d’accès distants, en maintenant un haut niveau de sécurité. Opération réussie qui a permis aux quelque 25000 agents de poursuivre leurs missions et au télétravail de s’imposer. La charge du site institutionnel du ministère, plus visité que météo France pendant certaines conférences de presse, a aussi occasionné quelques travaux d’urgence et des réunions tendues mais bienveillantes, louant au passage la scalabilité du cloud qui en fait un véritable facteur de succès.
Au-delà de cette course technologique en perpétuelle accélération, d’autres réalisations ont vu le jour : un système d’alerte en mode SMS pour tous les agents qui a pu être éprouvé par le covid, la mise en place de PCA (Plan de continuité d'activité) ou de PRA (Plan de reprise d'activité) pour les services critiques, le conventionnement avec un grand nombre d’acteurs externes pour lesquels des services numériques sont fournis ou acquis.
En conclusion, 40 ans s’écoulent vite dans un métier qui a explosé plusieurs fois durant ces décennies, et dont le meilleur reste encore à venir : le big data pour corréler les données et en déduire des résultats inédits, l’intelligence artificielle qui est prometteuse en automatisation et efficience, l’informatique quantique qui apportera une puissance fantastique et révolutionnera entièrement la sécurité, et d’autres sujets encore à découvrir, dans un contexte où la prise en compte de l’éco responsabilité devient indispensable. Le tout pour le meilleur ou pour le pire, au bon vouloir de notre humanité bipolaire.
Auteur
1984 – 1987 : Bull, ingénieur de maintenance
1987 – 1992 : Télésystèmes, ingénieur système et projets
1993 – 2022 : ministère de la Santé puis ministères sociaux
• 1993 – 1995 : ingénieur système
• 1995 – 2006 : responsable de production
• 2006 – 2016 : chef de bureau des infrastructures et des projets techniques
• 2016 – 2022 : chargé de missions transversales
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